Adeline Mesplié : News : Portrait 2

De retour du Sud-Ouest….

 

Adeline prend soin des êtres de chair et de papier.
Elle porte un regard toujours curieux sur le manuscrit qui lui arrive, qu’il soit édité à compte d’auteur ou par une grande maison, qu’il soit le fruit d’une impulsion ou l’oeuvre d’une vie, il arrive, tout simplement, un jour, sur son écran. Et à ce titre, il sera traité comme tous ses semblables, avec bienveillance et lucidité, avec le regard professionnel d’une enfant formée sur le tas.
Curieuse, mutine, elle va le lire, gentiment corriger quelques coquilles – il y en a toujours, c’est bizarre – se l’approprier suffisamment pour oser suggérer «Peut-être pourriez-vous…..? Sans doute serait-il souhaitable que….. ? » mais tout doucement, sans faire de bruit, ce n’est pas son rôle, ce n’est pas ce qu’on attend d’elle, ne pas outrepasser les règles, ne pas dépasser les bornes, mais c’est plus fort qu’elle, elle aime les belles choses, elle aime l’harmonie, elle aime le travail bien fait, alors elle rougit et murmure « j’aime votre livre, il est magnifique, je n’ai pas trouvé la moindre faute, c’est si rare ».
Entre ses mains expertes, le livre va soudain prendre une toute autre forme : épapillé, éclaté en mille pétales appliqués têtes en haut, têtes en bas, têtes bêches, sur de grandes feuilles de papier, le livre n’existe plus, le fil rouge est rompu, plus personne après elle ne saura à quoi il ressemble. Elle prépare le repas de l’ogre qui attend derrière la baie vitrée, l’ogre aux cent bouches, qui va avaler et recracher inlassablement le cyan, le jaune, le magenta et le noir, ces sources vives qui forment, subtilement dosées, les o et les a, les pleins et les déliés, les chairs offertes et les zones d’ombre.
Tout le monde l’attend au tournant, le coloriste, le coupeur, le plieur, le pelliculeur, le couseur, chacun attend la petite marque qu’elle a posée pour lui, l’empreinte qu’Adeline lui a laissé discrètement, pour qu’il sache se caler, comment agir en toute sécurité, comment aller plus vite sans se tromper et pouvoir rentrer chez lui, avec la conviction du travail bien fait. Tout le monde attend derrière la baie vitrée, dans le bruit infernal des presses, dans la chaleur des séchoirs, dans l’odeur tenace des encres, dans les micro poussières qui envahissent les cerveaux, dans l’air acide, jamais changé parce que ça tourne, ça tourne, sans répit, nuit et jour, jour et nuit «vous savez combien ça coûte une heure de ces machines ?»

 

Je n’écoute pas, je cherche juste à respirer par petites touches dans ce bruit assourdissant, je suis concentrée sur les épreuves, je veux que les tableaux de Hovhannès soient les plus près possibles des tableaux de Hovhannès, je veux que les contours soient nets, les contrastes justes, la douceur palpable.
Je veux que l’odeur de l’encre s’en aille, je veux que le bruit des machines cesse, je veux que tous ces hommes et toutes ces femmes qui participent à ce projet se sentent appartenir à ma famille, je veux leur dédicacer un jour à chacun un exemplaire de mon livre, de cet objet auquel ils ont participé, sans le savoir, chacun dans son compartiment, soucieux du suivant, rattrapant déjà quelque chose du précédent, concentré sur son métier, inconscient du résultat attendu, de mon impatience, de mon inquiétude, de mon désir.

 

Isabelle Estournet-Djehizian
14 février 2014